Note d'intention

1/ Préambule historique

La photographie : une menace pour la peinture

A ses origines, la photographie a d’emblée été une menace pour la peinture. Photo-graphier, c'est dessiner avec la lumière.
Les peintres, dès l’apparition de la photographie, ont compris qu’ils perdaient le monopole de la figuration ; ils ont compris aussi que la nouvelle venue dessinait mieux qu’eux.
Aussitôt la guerre a commencé. Même si la plupart des peintres s'est tout de suite servie de la photographie, les peintres ont également abondamment critiqué les photographes : n’étaient-ils pas des « peintres ratés » et la photographie n’était-elle-pas vulgaire dans le rendu, incapable qu’elle était de trier ce qui était montré, incapable d’aller à l’essentiel, et par là non artistique ?

La peinture obligée de laisser la figuration à la photographie
Avec l’apparition de la couleur en photographie, la figuration ne pouvait définitivement plus rester aux mains des peintres. L’establishment culturel, propriété des peintres, choisit une double parade : l’institution artistique devait être interdite aux photographes tandis que la peinture devait évoluer vers l’abstraction pour rester encore le grand art majeur.
Coincés dans un réduit, les photographes s’emparèrent du Vrai et de la représentation documentaire comme on s’empare d’un drapeau ; ils se firent en quelque sorte plus primitifs qu’ils n’étaient aux origines, plus purs et durs, plus vulgaires et directs, plus antibourgeois qu’ils n’auraient dû l'être, parce qu’ils n’avaient aucun autre choix : non, leur figuration n’était pas plus vulgaire que celle des peintres : les peintres étaient simplement des bourgeois qui ne voulaient pas voir le réel comme il était.

Le public arbitre… et cruellement
La stratégie des peintres et des photographes en lutte pour la reconnaissance artistique put tenir de cette déplaisante façon une bonne partie du XXe siècle ; mais l’immense majorité du public aimait toujours autant la figuration et suivait peu la peinture dans sa prétention à l’exclusivité de la matière et du trait, en même temps qu’elle s’achetait appareils photos et téléphones portables capables de prises de vue. Aujourd’hui des millions de photographies sont faites chaque jour dans le monde ; elles témoignent tout autant de la passion continue du public pour la figuration que de l’absurde revendication « documentaire » du photographe comme sésame d’une prétention artistique.

Que retenir de cette histoire chaotique ?
Avant tout une chose : le savoir-faire figuratif de la grande tradition de la peinture européenne a été perdu lorsque la peinture a dû laisser le champ de la représentation à la photographie. Les photographes artistiques ont été obligés de reprendre la figuration dans le sens le plus froid, le plus dépouillé, le plus documentaire possible, puisqu’ils n’avaient pas d’autre choix que d’être les héros du Vrai. Ils ont aussi exprès nié l’art accompli des peintres figuratifs auxquels ils arrachaient la figuration et jeté un savoir-faire constitué par des siècles de tradition comme une vieille eau sale.

Nous tentons de présenter ici des photographies qui reprennent et utilisent les grandes armes anciennes et délaissées de la peinture : sélection orientée des objets et des formes, composition rigoureuse, tradition du pli et jeu sur la netteté et les couleurs.

 

2/ Origine de ce travail

Pendant des années nous avons peu produit de photographies, peu cherché à exposer, et énormément expérimenté. Nous n’avons jamais cru à l’idée que l’art était une chose incompréhensible. Il nous semblait que l’art avait des règles fortes, tournées vers la délectation, que la clef de ces règles reposait dans la physiologie humaine, et que chacun pouvait en percer le secret à condition d’être profondément curieux, attentif aux choses et honnête dans la démarche ; que ce secret était accessible à la description par des mots. Il en a suivi un long et confiant chemin dans le « connais-toi toi-même », ponctué de publications sur http://www.galerie-photo.com chaque fois que nous estimions avoir franchi une étape dans l’analyse artistique.

Nous ne sommes que tardivement passé à la réalisation en partant de deux acquis.

1. Nous considérons que l'art est délectation
2. Suivant la méthode que nous avons systématisée nous augmentons la délectation en multipliant les charnières de sens dans le cadre de l’œuvre, pour augmenter la délectation.
3. Nous considérons que plus il y a de charnières de sens dans l’œuvre et plus elle apparaîtra belle.

Nous avons donc monté nos œuvres sur une pyramide de charnières :
- Sur une charnière du médium, à la limite de la peinture et de la photographie.
- Sur une charnière de temps, puisque c’est un travail contemporain sur une époque du passé.
- Sur une triple charnière de sujet, liée à la nature morte : présence / absence de l’homme, organisation générale / désordre des éléments constitutifs, présence / absence du sacré.
- Sur une charnière de réalisation : ces mondes sont fabriqués dans une pièce noire paradoxalement retirée du monde.
- Sur une charnière d’auteur : ces œuvres ont l’air de témoigner de l'absence d’auteur dans un monde où jamais chacun n’a été aussi proprement obsédé par sa propre mise en valeur.

2/ Placement

Notre but principal, parce que c'est matériellement la charnière la plus jouissive, est d'amener la photographie à un point de fusion avec la peinture, première des charnières sur lesquelles repose ce travail.

Mais quelle peinture ?
Nous avons fait au début le choix de la nature morte hollandaise des XVIIème et XVIIIème siècle pour un certain nombre de raisons :
- Le moment est réaliste : les peintres apprennent à regarder et à apprécier véritablement les objets du quotidien. Ceci rapproche la peinture du rendu photographique.
- Le moment philosophiquement nous convient bien : il n'y a netteté du trait et justesse des couleurs que parce que le peintre se veut l'humble serviteur contemplatif du réel.
- Le sujet nous intéresse : la nature morte parle avant tout de la fragilité du passage de l'homme sur terre ; c'est une représentation à haut contenu philosophique.

Le terrain est peu défriché. Trois références présentaient un peu plus d'intérêt que les autres, mais restaient limitées :
- Quelques photographies de l'italien Guido Mocafico, qui l'ont fait connaître, reprennent la nature morte hollandaise (http://www.mocafico.com). La principale qualité de ces natures mortes est dans l'excellent choix des coûteux objets photographiés. Mais la photographie est très rapidement exécutée, les fonds sont bâclés et les lumières, très publicitaires, arrachent le sujet à l'emporte-pièce.
- Des photographies très originales de l'australien Kevin Best (http://www.bestshots.com.au) témoignent d'une passion intéressante pour la nature morte hollandaise. Kevin est un jusqu'au-boutiste qui a acheté lui aussi des objets somptueux souvent d'époque, et s'en sert dans une mise en scène méticuleuse qui témoigne d'une passion pour la netteté et le maniérisme. Progressivement l'entreprise, en se prolongeant, a tourné vers des inventions sur-réelles moins heureuses… ce n'est pas la confusion avec la peinture qui est recherchée ici mais une activité facétieuse, assez cinématographique et enfantine, à base de références et de détournements, qui fait souvent rire de bon cœur et dont la virtuosité épate, même si la culture est trop souvent aux abonnés absents.
- Citons enfin le travail intéressant et délicat au premier abord du photographe hollandais Hendrik Kerstens, en particulier sur sa fille Paula (http://www.wikilinks.fr/portraits-de-la-renaissance-par-hendrik-kerstens). Ces photographies à la manière des portraits de la Renaissance font souvent mouche dans leur proximité à la peinture et soulignent heureusement la beauté à la Vermeer de la fille du photographe ; toutefois, la systématique d'une opération consistant à faire porter successivement des sacs en plastiques différents à son modèle lasse rapidement. Une voie intéressante a été trouvée mais n'est pas maîtrisée.

Ces trois exemples, en creux, montrent qu'il y a de la place pour un autre genre de travail. Un travail dont l'objectif est d'arriver à une confusion avec la peinture qui aille plus loin que le choix des objets, plus loin que le savant montage de la composition, plus loin que le juste assemblage des couleurs. Un travail qui intègre aussi la culture d'une époque qui a tant à nous apprendre : une époque du silence, de la contemplation, de l'exacte observation, du patient apprentissage, du travail sensuel et pourtant obstiné, de la juste réserve et de l'humilité.

Naturellement par ailleurs, aucun de ces travaux n'a jamais théorisé quoique ce soit. Ce n'est pas anormal : pas grand monde s'est attaqué jusque là à théoriser la jouissance, aussi incroyable que cela puisse sembler !

(1) On trouvera ci-dessous une liste d'articles publiés sur le site www.galerie-photo.com dont nous nous occupons.

Textes théoriques sur la photographie

Esthétique de Robert Musil et photographie (http://www.galerie-photo.com/robert-musil-esthetique.html )
Analyse du style chez Robert Musil : il est l'écrivain qui à notre connaissance est allé le plus loin dans l'idée que la jouissance du spectateur venait de la mise en opposition de logiques différentes. Son style vise à prolonger le plus possible l'effet d'ouverture des moments charnières, lieux de la jouissance la plus intense.

De l'œuvre d'art (http://www.galerie-photo.com/oeuvre-art.html)
Une définition de l'œuvre d'art comme espace de confrontation de logiques, cette confrontation déclenchant la jouissance chez le spectateur, à l'imitation de la mécanique de jouissance sexuelle.

Le réel en photographie (http://www.galerie-photo.com/reel-representation-photographie.html)
Quels rapports la photographie entretient-elle avec le réel ? Vers quel type de représentation la photographie évolue-t-elle ? Et même : un chien peut-il faire de la photographie objective ?

Mécanique esthétique de l'image - Théorie des Mondes (http://www.galerie-photo.com/mecanique-esthetique-image.html)
Qu'est-ce qui fait qu'une image peut esthétiquement avoir un impact sur le spectateur ? L'article propose de repérer à l'intérieur de l'image, et indépendamment du contexte dans lequel elle est présentée, ce qui en fait l'efficacité pour la jouissance du spectateur.

Qu'est-ce qu'une nature morte ? (http://www.galerie-photo.com/nature-morte.html)
Cet article tente de définir la nature morte en peinture en montrant son contenu et en indiquant ses limites.

La nature morte selon Chardin (http://www.galerie-photo.com/nature-morte-chardin.html)
Un exemple de nature morte photographique réalisée à partir de l'analyse de la construction des images du peintre Jean-Siméon Chardin.

La série en photographie (http://www.galerie-photo.com/serie-en-photographie.html)
Notes de conférences consacrée à la notion de série en photographie.

 

Compte-rendu de lectures autour de la photographie

Note de lecture : Ernst Kris et 0tto Kurz - l'Image de l'artiste (http://www.galerie-photo.com/l_image_de_l_artiste.html)
Notes de lecture à partir de ce désopilant livre des critiques Kris et Kurz, eux-mêmes élèves du formidable Gombrich, livre des années 30 mais toujours superbement efficace. Un ouvrage de référence pour tout professionnel de l'art. Une invitation à débarrasser l'art de son folklore religieux et à le ramener le plus vite sur les clairs chemin de l'intelligence.

Note de lecture : olivier lugon - le style documentaire d'august sander à walker evans (http://www.galerie-photo.com/le-style-documentaire.html)
Olivier Lugon est avec Paul-Louis Roubert l'un des deux très bons historiens actuels de la photographie. Ses livres sont documentés, intelligents et clairs. Si on n'avait que deux livres à lire à l'heure actuelle en histoire de la photographie, on lirait le Style Documentaire de Lugon, et L'Image sans Qualités de Paul-Louis Roubert.

Note de lecture : Roland Barthes - la Chambre claire (http://www.galerie-photo.com/la_chambre_claire.html)
Mes notes de lecture sur le très fameux texte de Roland Barthes, toujours incroyablement mal lu et mal cité, qui est plus un texte d'amour tourné vers sa mère à peine morte et tout imprégné de transsubstantiation qu'un ouvrage traitant réellement de photographie !

Notes de lecture à propos de Jeff Wall (http://www.galerie-photo.com/jeff-wall-une-image.html)
Quelques notes de lecture sur le texte de Jeff Wall publié par l'ENSBA. Dans ces notes nous relevons particulièrement le travail de positionnement de la photographie par rapport à la peinture. Jeff Wall est un des premiers à s'éloigner nettement de la conception selon laquelle la photographie est un missile artistique anti-peinture. Une bonne aide pour sortir de la culture de l'anti et pour redevenir créatif, par un des américains qui a vécu tout l'avant-gardisme new-yorkais de près et n'en n'est pas dupe.